LE PASSAGE DE LA COLONNE ALLEMANDE DU
26 AOÛT 1944 À CHAZEMAIS


 
Suite à la publication de l’article « La journée meurtrière du 26 août 1944 en région montluçonnaise » dans le Grimoire 2018, une lectrice, Mme Marie-Claude BERTHELIER, nous a contactés pour nous rapporter les témoignages qu’elle avait recueillis à Chazemais auprès de M. Isidore MALOCHET, de ses grands-parents PERROT, de M. Raymond TRONCHE et du général MAIRAL. Son éclairage permet de mieux appréhender les moments de peur vécus par la population.

    Voici le récit de M. Isidore MALOCHET transcrit par Mme Marie-Claude BERTHELIER :

    « le 26 août 1944, je dirigeais la colonie de vacances à La Bouchatte. Le service de ravitaillement [ravitaillement de la colonie par le camion de la Ville de Montluçon], contrairement aux autres jours, n’avait pas lieu. Le téléphone était coupé. Il fallait donc aller chercher le pain, retenu à la boulangerie DAGARD et nécessaire au repas de midi. Je partis à pied vers 10 heures. Il faisait un temps splendide, la route était déserte, je marchais d’un bon pas, l’esprit tout à fait tranquille.

Après avoir passé le lavoir, d’une cinquantaine de mètres, il me sembla entendre des voix derrière moi : c’était une file indienne de soldats allemands à bicyclette. Vous devinez ma frayeur, surtout en raison de ma tenue équivoque : chemisette, culotte d’officier, bas et souliers de marche.
    Les fuyards me doublèrent sans dire un mot et j’arrivais à la boulangerie tout à fait remis de mes émotions. Madame DAGARD n’était pas tellement rassurée et ce fut bien pire quand tous ces hommes se précipitèrent devant elle réclamant du pain. En quelques minutes, tous les rayons furent vidés et la commerçante très émotionnée quitta la boutique et alla rejoindre son mari au fournil. Je restais seul et les affamés rentraient toujours, ma tâche était facile puisqu’il n’y avait plus de pain. Les Allemands déçus ressortaient tout en étant corrects. Par contre, quand les « collabos » arrivèrent le ton changea et je fus même violemment pris à partie par certains. Enfin, tout se calma et ce fut un commandant allemand qui entra en dernier. Il me salua et, dans un très bon français, me réclama de l’eau à boire. Je lui tendis une bouteille pleine placée sur la table de la cuisine qu’il vida d’un seul trait. En me rendant la bouteille, il me remercia et tendant une main vers la route, me dit :


    - monsieur, ce n’est pas beau.
    - non, ce n’est pas beau, lui répondis-je, mais j’ai connu en juin 1940, quand vos chars défilaient à grande allure sur les routes de France, une débâcle inimaginable.
    - vous avez fait la guerre ?
    - bien sûr et je fus fait prisonnier le 18 juin dans les Vosges.
    - où travailliez-vous en Allemagne ?
- je ne travaillais pas, j’étais officier interné à l’oflag X-C à 5 km de Lübeck.
    - vous vous êtes donc évadé ?
    - non, je fus rapatrié à Noël 41 comme grand malade.
Il ne répondit pas, certainement sans être convaincu. Pour la seconde fois, il me remercia, me salua, franchit la porte, puis se ravisant, fit demi-tour et me dit brutalement :

    - à Chazemais, il y a un maquis, où est il ?
    - je ne connais pas de maquis à Chazemais, d’ailleurs il lui serait difficile de se camoufler.
   - vous êtes tous les mêmes, vous les Français, il n’y a jamais de maquis et cependant, depuis Limoges, on nous tire dessus tous les jours.
Pour couper court à cette conversation inquiétante, à mon tour, je lui dis :
   - croyez-vous avoir le temps de traverser le Rhin avant que les Américains, qui remontent la vallée du Rhône, ne vous coupent la route ?
    - je suis certain que nous serons en Alsace avant eux.

    Vers 13 h 30, je tentai de regagner La Bouchatte, en passant par le fournil, le petit sentier qui rejoint Les Marionats et la route d’Audes. Là, je fus mis en joue par deux sentinelles et, les bras en l’air, je dus renoncer à mon projet.

    Un peu plus tard, je sortis dans le bourg jusqu’au café PERROT, Mme PERROT était affolée, je restai près d’elle, sans d’ailleurs pouvoir la rassurer.

   La colonne avançait toujours lentement, avec des arrêts nombreux, plus ou moins longs. Les miliciens suivaient avec leur femme et les enfants dans des « Citroën » à gazo. Triste spectacle. L’un d’eux s’arrêta devant le café et demanda une bière. Après s’être plaint de sa situation :

    - nous sommes considérés comme de mauvais Français, des traîtres, on nous accuse d’avoir pourchassé les patriotes, etc.. etc.. et nous sommes dans l’obligation, pour sauver notre peau, de suivre les Allemands et d’emmener avec nous notre famille.
    Je lui répondis prudemment :


    - vous êtes un homme, vous pouvez supporter ce voyage déshonorant, mais ce qui est lamentable, ce sont les femmes et ces petits êtres innocents entassés dans les voitures, exposés aux pires incertitudes.

    Vers 16 heures, Chazemais retrouvait la liberté ».

    Au café-restaurant PERROT, les volailles cuisaient dans le four pour le déjeuner, Mme Maria PERROT dite Ernestine lavait le sol de la salle à grande eau. Sa fille, Renée, de la fenêtre du premier étage de la maison aperçut des uniformes kaki et cria : « Les Allemands ! Les Allemands ! » pour donner l’alerte. Ernestine PERROT et Nini BOUYONNET s’enfuirent en courant par l’arrière de la maison, traversèrent la cour intérieure et, par le passage arrière, rejoignirent le chemin de Champémont afin d’atteindre le jardin potager familial espérant y trouver un refuge plus sûr. Un moment après, voyant que les soldats allemands ne partaient pas, Mme PERROT pensa qu’ils allaient tout détruire au café et décida d’y retourner. Elles se chargèrent de quelques légumes dans leur panier pour se donner une contenance. A leur arrivée, les soldats allemands avaient investi les pièces de la maison et se servaient. Certains mangeaient les volailles à demi cuites, d’autres ouvraient les bocaux et cassaient tout. Puis, survint un officier allemand parlant très bien la langue française, il dit à Mme PERROT : « Madame, vous êtes buraliste, je veux tout votre tabac et toutes vos réserves. Vous ne savez pas ce que je peux vous faire ! ». Ils exigèrent également qu’elle leur fasse des omelettes tantôt baveuses, tantôt bien cuites jusqu’à ce qu’il n’y eut plus d’oeufs. Tout ce qu’ils ont pu prendre, ils l’ont pris !


    M. Antoine PERROT, combattant de la Première Guerre mondiale et gravement blessé, ainsi que sa fille Renée rassemblèrent les petites filles de réfugiés en garde dans la maison. Ces enfants étaient la filleule de Mme PERROT, Gisèle LEPINEUX et Hélène ROUSSAT, fille d’un ingénieur travaillant chez Dunlop et dont les parents habitaient près de la Place des Marais à Montluçon. Tous ensemble, guidés par Antoine PERROT, ils prirent la direction de la route de Saint-Désiré pensant se réfugier dans un fossé profond vers la sortie du bourg. Un instant après, Renée PERROT se souvint qu’un morceau de parachute était resté dans une lessiveuse. Elle prit peur, effrayée des conséquences de la découverte de cette toile par les Allemands. Elle décida alors de retourner sur ses pas avant que les soldats n’investissent les lieux. Elle prit l’objet, le cacha dans la mangeoire des vaches puis revint retrouver son père et les enfants. Alors qu’ils étaient cachés dans le fossé, s’approcha un soldat allemand attiré peut-être par un bruit. M. Antoine PERROT décida alors que, s’il devait mourir, autant mourir debout ; il se leva alors du fossé en s’aidant de sa canne. Le soldat s’approcha encore et vit les enfants. Puis, il repartit alors à peu de distance et s’assit sur une souche. Il ouvrit son portefeuille, chercha à l’intérieur et se mit à pleurer puis s’en alla enfin quelques instants après. Sur la route de Saint-Désiré, à proximité, avait été placé un dispositif de protection allemand composé de plusieurs soldats faisant barrage pour protéger le flanc de la colonne.
    Avec son gros pot d’hortensias sur le trottoir en façade, le café PERROT était connu des réfractaires du Service du Travail Obligatoire (S.T.O.) qui cherchaient à rejoindre le
maquis de Chazemais. Certains venaient d’eux mêmes et entraient dans la salle par la rue. M. et Mme PERROT avaient de grandes craintes que ces groupes soient infiltrés par la Gestapo ou par la police française à la solde des Allemands. Le maquis de Chazemais était basé en plusieurs points sous le commandement de M. PHELOUZAT : au château de Loze et dans les fermes de Tillay, des domaines du Bois et de Chaux, sur la commune de Saint-Désiré, propriétés de M. De LAVERGNOLLE habitant lui même le château de Bussière.

    Régulièrement, le camion de ravitaillement de la Ville de Montluçon à destination du château de La Bouchatte conduit par Henri BOULADE, déposait son lot de réfractaires en fuite dans l’étable de M. Antoine PERROT en passant par le passage arrière du café restaurant. De là, ils étaient convoyés vers les fermes refuges par le chemin de Champémont par Henri BARBIER, agent de liaison du maquis et futur mari de Renée PERROT.

   À l’annonce de l’arrivée de la colonne allemande, Henri BARBIER, prisonnier de guerre évadé de son Stalag en Allemagne, s’enfuit en courant par le chemin de Champémont. Il rencontra Ernest JOMIER qui travaillait dans un champ et lui dit : « J’ai les Allemands au c … ! » et continua hâtivement sa route pour une des fermes de Champémont en opération de battage. Là, on lui remit des effets afin qu’il se fondit dans les ouvriers occupés à la batteuse. Puis, ne voyant aucun Allemand venir dans cette direction, il alla prévenir les maquisards qui stationnaient dans les fermes proches 1.

    Au château de la Bouchatte, à la vision de soldats allemands s’arrêtant à proximité de la propriété, deux employés se sauvèrent. Dans le château, les surveillants firent coucher les enfants au sol de la salle. A proximité de la grille d’entrée du parc se tenait une maisonnette et, à

gauche, une plantation de pins sylvestres. De nombreuses années après, subsistait encore un casque de soldat allemand de la Wehrmacht accroché à une pointe enfoncée dans un pin à hauteur d’homme, oublié lors du stationnement des soldats et témoin du passage de la colonne.
Alors que les premiers éléments du gros de la colonne arrivaient à la mare de la Croix Verte à la sortie du bourg de Chazemais direction Vallon, les derniers véhicules de l’arrière se situaient à l’embranchement du chemin de Coutines, à proximité du château de la Bouchatte, formant ainsi une colonne d’une longueur de plus de 3 km 2. Sur la place de l’église de Chazemais, les Allemands brûlèrent des archives qu’ils ne pouvaient transporter et se débarrassèrent de divers objets abandonnés çà et là. Après leur passage, les habitants du bourg ramassèrent trois masques à gaz et leurs étuis métalliques et les portèrent en mairie. Au verso d’un des couvercles des trois étuis figurait une étiquette avec l’inscription : « Sisch/Batl SP 107 GRAF. ». Sur cette étiquette, un petit papillon dactylographié avec la suscription : « Gefreiter GRAF Richard » (Caporal GRAF Richard).
Parmi les documents détruits sur la place, des registres et carnets pour la plupart de la Milice furent sauvés des flammes par des habitants, ils relataient jour après jour la marche de la colonne. Ces pièces furent remises à M. PHELOUZAT, Commandant la Compagnie F.F.I. locale, qui les remit à son chef de groupe Monsieur FRANCK alias Colonel « FABRE » 3.
Selon M. PHELOUZAT 4, la colonne allemande s’était fractionnée à Chazemais pour l’une se rendre par Audes à Magnette. Au pont du Cher à Magnette, deux sections F.F.I. sous son commandement, firent le coup de feu avec cette compagnie allemande vers 16 h. Après une heure de combat, lorsque l’ennemi décrocha par Nassigny puis Vallon-en Sully, une des sections F.F.I. resta au pont du Cher à Magnette tandis que la seconde section a suivi l’ennemi pour l’accrocher au pont de Nassigny. Le détachement allemand n’insista pas de traverser le Cher et poursuivit sa route. Dans sa lettre du 11 août 1945, le maire de Chazemais 5 écrivit :

« … une colonne allemande et de miliciens, forte de 350 camions environ, est passée sur la route qui traverse la commune et a stationné 5 à 6 heures dans le pays. Les Allemands comme les miliciens d’ailleurs ont pillé un peu partout les caves et les garde-manger. Ils ont emmené notamment 2 chevaux et une quinzaine de vélos ... ».

A posteriori, les gendarmes d’Huriel ont recueilli les déclarations de vol :


• de Mlle Andrée GLOMOT à qui on avait volé une bicyclette à l’état neuf dans le garage attenant à l’habitation de sa sœur Mme Vve MOREAU 6,

• de Mme Vve MOREAU à qui on avait dérobé dans sa maison, ses dépendances et salon de coiffure : une montre en or, un stylomine avec encrier, sept rasoirs, deux douzaines de grands peignes, une douzaine et demie de petits peignes, une douzaine et demie de blaireaux ordinaires et un de marque Gibbs, sept parfums Coty, trois douzaines environ de petits parfums, deux grands flacons d’eau de Cologne, des petites glaces de poche, du dentifrice, etc. pour une somme de 17.090 frs environ 7,

• de M. Eugène CHAUBRON à qui la colonne avait volé dans son habitation et ses dépendances, une bicyclette d’homme de marque Alcyon d’une valeur de 3.100 frs, un stère de bois de chauffage, un hectolitre de vin rouge pour un préjudice évalué à 4.000 frs environ 8,

• de M. Édouard LAUROY, maréchalferrant, qui a dû ferrer plusieurs de leurs chevaux sans être payé et à qui on a volé une bicyclette sous son hangar ainsi que du petit outillage d’une valeur totale de 3.600 frs environ 9.

        Si, à Chazemais, aucun meurtre ne fut commis, en revanche, ailleurs dans l’Allier et jusqu’à Moulins, la colonne commit 14 assassinats.
Après la libération du département, des enquêtes furent diligentées pour déterminer les auteurs des meurtres et les unités ennemies ayant perpétré ces exactions. Pour Marc PARROTIN 10, résistant creusois, elles étaient composées de la garnison allemande de Guéret et des miliciens de De Vaugelas qui quittèrent Guéret le 24 août 1944 à 19 heures.


Alain GODIGNON


1 > Témoignage de Marie-Claude BERTHELIER, article paru dans le bulletin municipal de Chazemais en 1985
2 > Témoignage de M. Jacques PERCHAT. Le café-restaurant PERROT à droite au niveau des passantes sur le trottoir de droite Photo : M-Cl BERTHELIER
3 > Rapport de la Brigade Régionale de Police Judiciaire n°35A8/CGE/1746 du 10 mai 1947 (Archives Départementales du Puy-de-Dôme 908W570).
4 > Audition de M. PHELOUZAT n° 2528/1 du 22 avril 1947 par la Brigade Régionale de Police Judiciaire (Archives Départementales du Puy-de-Dôme 908W570).
5 > Archives Départementales du Puy-de-Dôme 908W570.
6 > Procès-verbal de la Brigade de Gendarmerie d’Huriel n° 506 du 23 déc. 1944 (Archives Départementales du Puy-de-Dôme 908W570).
7 > Procès-verbal de le Brigade de Gendarmerie d’Huriel n° 43 du3 févr. 1945 (Archives Départementales du Puy-de-Dôme 908W570).
8 > Procès verbal de la Brigade de Gendarmerie d’Huriel n°45 du 3 févr. 1945 (Archives Départementales du Puy-de-Dôme 908W570).
9 > Procès-verbal de le Brigade de Gendarmerie d’Huriel n° 44 du3 févr. 1945 (Archives Départementales du
Puy-de-Dôme 908W570).
10 > Auteur de « Le temps du maquis - Histoire de la Résistance en Creuse » page 478 – Ce livre relate notamment le parcours de la colonne de Limoges à la limite du département de l’Allier.